La pandémie de Covid-19 a donné un formidable coup d’accélérateur à l’usage des hautes technologies dans le secteur médical. Jadis considérées comme appartenant à un lointain futur, proche de la science-fiction, elles ont subitement fait irruption dans nos existences. On a enregistré un pic de 4,5 millions de téléconsultations entre mars et août 2020, contre environ 10 000 par mois avant la crise, selon le baromètre Digital Doctors 2021 d’Ipsos1.
Une nouvelle technologie de vaccins, basée sur l’ARN messager, a pour la première fois été déployée à grande échelle. Et des applications ont montré au grand public comment le traitement des masses de données permettait de suivre au peigne fin l’évolution d’une pandémie.
Fort de ce constat, le gouvernement français a prévu d’investir dans la numérisation de la santé, tandis que de nombreuses start-up2 se ruent sur ce marché. Au-delà des juteuses perspectives économiques, cette évolution augure des changements très concrets dans la façon dont nous nous soignerons demain. Pour mieux le comprendre, voyons à quoi pourrait ressembler le futur, en imaginant le parcours de santé d’Élise en 2040...
La matinée est plutôt fraîche pour la saison, et Élise remonte son col à la sortie du bus pour parcourir les 500 mètres qui la séparent de l’hôpital. Dès son arrivée, elle communique son nom, sa date de naissance et son numéro de sécurité sociale sur une borne interactive à reconnaissance vocale. Celle-ci lui souhaite la bienvenue et lui demande de patienter quelques instants avant son rendez-vous. À l’aide des quelques informations qu’Élise vient de communiquer, le système informatique de l’hôpital est capable en un clin d’œil de retrouver son fichier médical de santé numérique qui, stocké sur un cloud souverain européen, constitue une véritable biographie médicale de la jeune femme depuis sa naissance.
Il rassemble la totalité des informations renseignées par tous les professionnels de santé qu’Élise a consultés, virtuellement ou non, depuis son plus jeune âge. Mais également les données générées par ses appareils connectés, et d’autres qu’elle a renseignées elle-même. On y trouve ainsi, pêle-mêle, ses opérations chirurgicales passées, ses allergies, ses maladies chroniques, le séquençage de son génome, ses paramètres vitaux, ses activités physiques régulières, son régime alimentaire et bien d’autres choses encore.
Le patient a la main sur son dossier et peut choisir d’en partager les données avec les professionnels de santé (comme Élise l’a fait avec l’hôpital), ou encore d’ouvrir l’accès à certaines d’entre elles, de manière anonymisée, afin de faire avancer la recherche médicale. Une composante nécessaire pour apaiser les inquiétudes qui ne manquent pas de s’élever dès lors qu’il s’agit de collecter des données de santé, qui touchent à la sphère la plus intime.
Ce dispositif a été mis en place dans le cadre d’un grand projet de réforme de la sécurité sociale accompli au cours des dix dernières années, avec la création d’une agence innovation santé, et une réorganisation du marché qui a rassemblé les secteurs publics et privés autour de leur objectif commun : soigner.
Au cours de son existence, on estime qu’une personne génère un million de gigaoctets de données de santé3, suffisamment pour remplir 300 millions de livres. Grâce aux progrès de la technologie, adossés à des politiques publiques adaptées, une part de plus en plus importante de ces données est ainsi collectée, traitée, croisée avec d’autres bases de données (fichiers d’autres patients, articles de recherche médicale, expérimentations menées en laboratoire...) et exploitée par des algorithmes d’intelligence artificielle. L’objectif : mieux veiller à la santé du patient et lui faire des recommandations ultra-personnalisées en fonction de son profil.
Certains, dont plusieurs associations de défense des droits individuels, dénoncent depuis le début le risque que ce dispositif fait peser sur la vie privée des individus en cas de piratage des données par un acteur malveillant. D’autres craignent la mise en place d’un système de santé assurantiel et inégalitaire, où chacun verrait son génome et son mode de vie passés au crible et paierait ses polices d’assurance plus ou moins cher en fonction de sa plus ou moins bonne santé. Le tout étant soumis à l’empire des algorithmes, qui exerceraient ainsi un pouvoir sans précédent sur nos existences.
La création d’un Observatoire français de l’usage des données de santé, en 2029, a permis de rendre à la fois publiques et concrètes les retombées de cet usage aux yeux du public, favorisant son acceptation au sein de l’opinion. On sait, par exemple, comment les données sont employées au bénéfice de la recherche, quels nouveaux traitements elles ont permis d’élaborer, dans quels domaines en particulier les bénéfices ont été les plus évidents...
La Haute Autorité Européenne aux Algorithmes (HAEA) se charge de son côté depuis 2032 de s’assurer que les algorithmes d’intelligence artificielle appliqués à la santé respectent un certain nombre de critères éthiques, ce qui a également permis d’apaiser les craintes de certains, même si leurs plus farouches détracteurs continuent de dénoncer leur usage. Mais les bénéfices apportés ont pour l’heure relégué leurs griefs au second plan.
C’est ainsi grâce à ce traitement algorithmique des données, sur lequel s’est appuyé son médecin traitant, qu’Élise a découvert que quelques changements4 simples dans son régime alimentaire5 permettaient de diminuer la fréquence et la sévérité des crises d’asthme dont elle souffre depuis son enfance.
Elle a également synchronisé ses appareils connectés avec son fichier de santé virtuel, ce qui lui ouvre tout un monde de possibles. Son médecin lui ayant recommandé de faire chaque jour trente minutes de gymnastique lorsque la météo le permet, Élise se conforme à cette recommandation en descendant au parc qui se trouve en bas de chez elle dès les premiers jours du printemps.
Sa montre connectée, qui sait qu’Élise souffre du rhume des foins, tient compte des données météorologiques et lui recommande chaque jour une plage horaire optimale où l’air est moins chargé en pollen.6
En mesurant le rythme de sa respiration, sa température et ses pulsations cardiaques7, la montre est également capable de l’avertir de l’imminence d’une crise d’asthme, et des précautions à prendre pour l’éviter.
Comme la plupart des patients en 2040, Élise se contente normalement d’une téléconsultation, mais elle a aujourd’hui rendez-vous pour une greffe de cellules souche8 qui vise à modifier le fonctionnement de son système immunitaire9 afin de soigner définitivement son asthme. Si cette thérapie n’a été mise au point que très récemment, la récolte et le traitement systématique des données par l’intelligence artificielle10 après chaque greffe permet d’affiner rapidement les connaissances sur le traitement, en voyant par exemple sur quel type de patient il fonctionne le mieux, avec quel régime alimentaire, quels autres médicaments peuvent être ou non contre-indiqués, quelles co-pathologies affectent ou non l’efficacité du traitement... Le médecin traitant d’Élise a ainsi déterminé que dans son cas, tous les voyants étaient au vert.
La nouveauté de la méthode a toutefois un écueil, le manque de spécialistes dans le monde pratiquant ce type de greffe. Qu’à cela ne tienne : Élise sera opérée par un chirurgien installé à Londres, qui procédera à distance à l’aide d’un arsenal robotique, une révolution permise par la généralisation de la 6G11 et les progrès de la réalité augmentée, qui permettent au chirurgien de travailler comme s’il se trouvait véritablement devant le patient.
L’adoption de ces technologies de pointe par les hôpitaux ne s’est certes pas faite sans difficulté, la formation des médecins ayant mis du temps à s’adapter à leur apparition, et nombre d’entre eux restant peu familiers avec elles. Mais l’émergence de nouveaux acteurs servant d’intermédiaires entre le secteur hospitalier et celui des nouvelles technologies a permis de partiellement remédier à cet écueil, mettant celles-ci à disposition des instituts de santé sous forme de solutions clefs en main. L’adoption de politiques publiques dispensant des formations aux nouvelles technologies est également venue répondre à ce défi.
En 2040, la numérisation, la collecte des masses de données et leur traitement par l’intelligence artificielle permettent ainsi d’allonger l’espérance de vie en bonne santé tout en limitant les dépenses médicales, à l’heure où un quart de la population a plus de 65 ans. Toutefois, l’efficacité et la personnalisation accrue font peser un risque sur la vie privée des patients, dont les données sont collectées et transférées dans des proportions inédites à ce jour. La préservation des garde-fous existants et la mise en place de nouvelles régulations pour suivre les avancées de la technologie sont ainsi nécessaires afin d’éviter l’apparition d’un système de santé assurantiel intrusif, où les choix de vie de chacun seraient en permanence sondés et analysés par les algorithmes.