Environnement et entreprise, de l’injonction à la nécessité
« Les limites planétaires sont là, qu’on le veuille ou non, ce n’est pas une question de croyance ou d’idéologie, c’est juste une réalité physique ». Sophie Robert-Velut est Directrice Générale des Activités pour les Laboratoires Expanscience, qui portent des marques comme Mustela ou Babo Botanicals. Elle incarne une nouvelle génération de dirigeants, qui refusent de parler de « croissance verte » et ne traitent plus les questions environnementales comme un gadget, mais comme une composante centrale de la stratégie d’entreprise. À ce titre, elle présente le profil tout indiqué pour aborder la question du lien entre l’entreprise, le patrimoine professionnel et les enjeux environnementaux. Avec Jérôme Fourquet, essayiste et directeur de l’IFOP, ils décrivent un monde dans lequel l’entreprise joue un rôle central pour accompagner la progression des pratiques écologiques.
L’émergence d’un pragmatisme environnemental
« Nous avons récemment créé une cartographie de nos risques et dépendances. Son objectif n’est plus tellement de créer de la valeur supplémentaire pour l’entreprise, mais de nous permettre de survivre dans le futur ». Sophie Robert-Velut prend ensuite l’exemple de l’eau, ressource essentielle pour l’industrie cosmétique et médicale. Elle décrit la réduction du débit des cours d’eau qui alimentent l’usine du groupe à Epernon, en Eure-et-Loir, et motive une évolution radicale des pratiques : de la réduction des consommations d’eau à l’évolution du portefeuille des marques, vers des produits solides par exemple. Cette démarche s’inscrit dans un mouvement plus global de remise en cause du mythe prométhéen, et de l’ambition de « se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Jérôme Fourquet rappelle à ce propos la dimension très minoritaire du climatoscepticisme en France, où 82% de la population pense que le changement climatique aura des conséquences directes sur sa vie au cours des dix ans à venir. Dans ce contexte, l’engagement environnemental des entreprises s’inscrit dans un mouvement de société : c’est une manière de « prendre le monde à témoin », d’attirer les meilleurs talents ou de développer des savoir-faire précieux. « Il y a des opportunités de business (d’affaires, ndlr.) autour des questions environnementales. Je pense à la filière de l’éolien en mer avec des usines au Havre, à Cherbourg, à St Nazaire. Les megafactories 1 de batteries ou la mise en place des filières d’économie circulaire sont également porteuses. Dans le domaine des transports aériens ou maritimes, l’optimisation des flottes à travers de nouvelles motorisations et de nouveaux carburants constitue une transformation majeure », explique Jérôme Fourquet.
L’entreprise au cœur des solutions
Au-delà de sa propre survie, l’entreprise peut jouer un rôle d’entraînement, afin de rompre avec les logiques du « triangle de l’inaction », dans lequel les individus, les entreprises et les pouvoirs publics se rejettent mutuellement la responsabilité de la crise climatique. « L’enjeu est de dire qui commence ? Il s’agit de pousser et de soutenir les pionniers, tout en imposant assez rapidement des réglementations pour éviter l’attentisme », explique Sophie Robert-Velut. Si l’action environnementale est par définition collective, les entreprises - par leur courage - peuvent enclencher la conversation et « ouvrir la fenêtre d’Overton », qui délimite les sujets socialement acceptables. « Quand un grand groupe de la distribution décide en 1995 de ne plus proposer gratuitement de sacs jetables, il s’adresse à ses concurrents, aux décideurs et à l’opinion publique. Il ouvre un dialogue qui aboutit 20 ans plus tard à l’interdiction des sacs à usage unique en caisse », ajoute Jérôme Fourquet.
Planification collective et temps long
Pour que cette prise d’initiative aboutisse à des impacts réels, la question des temporalités est centrale. La capacité à retrouver une vision de long terme, indépendante des échéances politiques, conditionne le succès ou l’échec de la transformation environnementale des entreprises. Dans ce contexte, le travail à l’échelle locale est prometteur. « Les maires pensent souvent sur plusieurs mandats, ce qui permet de sécuriser une vision de long terme », précise Sophie Robert-Velut. Dans un autre registre, les entreprises familiales apportent une stabilité précieuse en mettant la dimension intergénérationnelle au cœur de leurs préoccupations. « La personne avec qui je travaille au quotidien, mon Président, est actionnaire à 100% de l’entreprise. Ce qui l’intéresse, c’est d’être sûr qu’elle sera encore là dans 50 ans. Ce qui implique de réfléchir avec le rapport Meadows 2 posé sur la table », explique Sophie Robert-Velut.
Le temps du récit
De manière plus générale, l’environnement est devenu une composante centrale du patrimoine que l’on transmet aux générations suivantes. « Il conditionne le récit que l’on fera de vous plus tard », explique Jérôme Fourquet, qui souligne l’importance des imaginaires pour accompagner l’évolution des pratiques. Aujourd’hui, ces imaginaires progressent mais restent disparates. « Les plus âgés vont aborder la question environnementale dans son rapport aux paysages, là où les plus jeunes se projettent dans des questions de survie », précise Jérôme Fourquet. Au sein même des générations, les dissonances limitent l’efficacité des engagements environnementaux. « La tempête sous les crânes est forte chez les plus jeunes générations, qui sont à la fois génération climat et baignés d’imaginaires hyper consuméristes ». Enfin, la construction de récits communs et performatifs prend du temps, et se heurte à une forte inertie. « Il a fallu 2 siècles à l’humanité pour accepter que la Terre n’est pas au centre de l’univers, et il va sans doute falloir beaucoup de temps pour faire accepter l’idée que l’absence de croissance ne signifie pas que la société va mal », conclut Sophie Robert-Velut.