Entreprise et transmission : une affaire de famille ?
De tout temps, la cellule familiale a été un creuset d’apprentissage, de valeurs et de savoir-faire transmis de génération en génération. Aujourd’hui encore, elle joue un rôle central dans la transmission du patrimoine, notamment entrepreneurial. Pour autant, 47% des chefs d’entreprises familiales de 60-69 ans n’ont pas formalisé de plan de succession (Source : BpiFrance). Ce chiffre, qui interroge la pérennité d’un maillon essentiel de l’économie française, questionne plus largement le lien entre le patrimoine, la transmission et l’évolution des modes de vie.
Pour aborder le sujet, nous avons interrogé Corinne Jolly, directement concernée en tant que Présidente de l’entreprise familiale PAP.fr Face à elle, Jérôme Fourquet, essayiste et directeur de l’IFOP, a pu apporter son analyse de l’importance du lien intergénérationnel dans la transmission de patrimoine professionnel. Les deux mettent en avant la puissance du modèle de l’entreprise familiale... pour peu que les bonnes conditions soient réunies.
Les forces de l’entreprise familiale
La menace d’une rupture générationnelle revient régulièrement dans le débat public. Cette rengaine s’appuie sur un certain nombre d’intérêts divergents indéniables, qui séparent aujourd’hui les plus jeunes de leurs aînés. Comme le souligne Jérôme Fourquet, « la génération nombreuse des boomers (on appelle les boomers ou babyboomers les personnes nées entre 1943 et 1960 ndlr.) a largement bénéficié du système des retraites et de l’accès au patrimoine, alors que les plus jeunes générations ont des progressions de carrières moins intéressantes tout en héritant d’une lourde dette climatique ». Pour autant, « la guerre des générations » reste une perspective lointaine, et 91% des Français estiment que le lien intergénérationnel est essentiel pour la construction personnelle.
Cette force s’incarne tout particulièrement dans le modèle de l’entreprise familiale, dont on ne présente plus les atouts. « On constate une performance économique supérieure aux autres modèles entrepreneuriaux, ainsi qu’une pérennité plus longue », explique Jérôme Fourquet. Dans un monde économique qui fait la part belle aux logiques court-termistes, l’entreprise familiale incarne une forme bienvenue de stabilité, bénéfique aux résultats économiques comme aux rapports humains « PAP.fr a 50 ans cette année et n’a connu que deux dirigeants en un demi-siècle : mes parents d’abord, puis moi aujourd’hui. Ça permet de construire des liens de confiance, sans pression extérieure, sans plans de réorganisation qui tombent du ciel », explique Corinne Jolly. Au-delà du cercle familial, cette possibilité du long-terme rejaillit positivement sur les collaborateurs. « Quand j’ai repris l’entreprise, il y a eu un vrai soulagement chez les salariés qui dépassait largement ma personne, celui de ne pas être racheté par un fonds, de pouvoir se projeter dans une continuité en termes de culture et d’ADN », précise Corinne Jolly.
Un jeu d’équilibriste
Malgré des forces indiscutables, l’entreprise familiale est soumise à des équilibres fragiles, en particulier au moment de la transmission. Certains sont indépendants de la volonté familiale et concernent par exemple la fiscalité, dont les effets macroéconomiques sont majeurs. « Les ETIs se construisent sur plusieurs générations, mais la tâche est complexe si l’État récupère une part importante à chaque transmission. Cela limite la possibilité du passage d’une PME (Petite ou moyenne entreprise ndlr.) familiale au statut d’ETI (entreprise de taille intermédiaire ndlr.) », explique Jérôme Fourquet.
D’autres relèvent de l’évolution des usages et des modes de vie, et conditionnent les modes de transmission. Les phénomènes d’autonomisation des individus, qui se plient moins à l’idée de destinée familiale, jouent aujourd’hui un rôle majeur. Dans ce contexte, la volonté des enfants de s’inscrire dans les pas de leurs parents est la condition sine qua non d’une transmission réussie. La question des compétences est également au cœur du sujet et demande une forme de lucidité intergénérationnelle, propre à éviter des erreurs de casting préjudiciables. « La clé pour réussir à concilier l’intérêt de l’entreprise et les relations familiales, c’est d’être prêt à accepter que parfois, ça ne se concilie pas. Par défaut, mes parents ne souhaitaient pas transmettre, et je suis dans la même posture aujourd’hui », explique Corinne Jolly.
Dans ce cas, d’autres options s’ouvrent aux détenteurs du patrimoine. De la cessation d’activité à la vente à des concurrents, en passant par le passage sous contrôle d’un fonds d’investissement, elles ne sont pas toutes satisfaisantes pour des fondateurs qui entretiennent souvent un lien viscéral à leur entreprise. Jérôme Fourquet souligne néanmoins le développement d’un nouveau modèle, assez proche dans ses vertus de la transmission familiale. « La reprise par une partie ou la totalité des salariés crée parfois de belles histoires et garantit une pérennité en termes de valeurs. Mais là encore, cela demande d’avoir préparé la transmission... »
Le rôle prépondérant des tiers de confiance
Dans cet entrelacs d’affect, de construction identitaire et d’enjeux économiques, la capacité à pouvoir s’appuyer sur des tiers de confiance est essentielle. « On voit que les banques, notamment les banques de proximité, ont un rôle central puisqu’elles doivent accompagner le passage de relais. Elles connaissent l’entreprise et son marché et peuvent apporter la lucidité nécessaire dans un moment charnière », explique Jérôme Fourquet. Il établit également un parallèle avec le développement des cercles patronaux, qui répondent au besoin de recul et de soutien de dirigeants souvent confrontés à la solitude dans leurs prises de décision.
De manière plus générale, le sujet de la transmission du patrimoine professionnel pose la question de la mise en place d’une gouvernance familiale, identifiée comme une faiblesse française par Bpifrance, qui explique que 76% des PME et ETI familiales n’ont ni conseil de famille, ni charte familiale (Source : BpiFrance). Un paradoxe lorsque l’on sait que la pérennisation de l’activité est souvent citée comme un enjeu majeur par les entrepreneurs.